Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme des larmes dans la pluie.

Sortir et être trempé, rester et être enfermé.
La pluie me fascine au moins autant qu’elle me dérange. J’aime son bruit, il me berce. Mais sa vue m’oppresse tellement. C’est qu’elle est brutale, la pluie. Elle frappe, elle pique, elle gèle, elle gifle. Elle nous fait nous contorsionner sous des abris étroits. Elle nous force à courir pour essayer de lui échapper. Elle nous trempe jusqu’aux os et nous glace le sang. Elle nous brouille la vue et nous pousse à la chute. Elle nous assourdi et étouffe le moindre bruit, le moindre cri. Et puis elle est triste, la pluie. Elle mange toutes les couleurs et les remplace par du gris. Elle efface les sourires et imprime des larmes sur tous les visages.

Qu’est-ce que je fais ?
Un pied dehors sous le minuscule porche et l’autre à l’intérieur du bar, j’attends. Je regarde les gouttes rebondir une à une sur le sol, s’écraser, puis mourir. J’observe la brume s’étendre doucement pour tout recouvrir. Peut-être que le temps va se calmer et que je devrais juste patienter ? Ou bien est-ce que cette averse n’est que le calme avant la tempête et que je ferais bien d’y aller avant que le ciel ne se déchaîne pour de vrai ? Attendre au chaud ou s’enfoncer dans le froid, le brouillard et l’humidité. C’est le dilemme félin par excellence. Une question parmi tant d’autre qui me tourmente.

« La crainte suit le crime, et c'est son châtiment. »

Plic Shlop Tap Clap Flop Stap-tap-clip Ploc. Ploc. Les perles froides sur la peau. Ce contraste de chaleur de corps et de froid de l'air. C'est quoi? La fin de l'hiver? Le début? Les arbres sont à poil, dans les rues, c'est tout ce qu'elle sait, Brume. Et ses bras n'ont pas non plus de feuillages. Le tissu mince, trempé, lui flotte sur le corps, lui colle à l'épiderme, coule sur ses épaules hérissées de frissons anesthésiés. Noir, il découpe sa blancheur laiteuse, sa blancheur de brouillard. Le même qu'on lui voit dans les yeux. Et ses lourdes chaussures frappent le sol inondé, elles font de grands éclats mouillés.
Et, vous entendez? Ca siffle. Sa démarche lasse est suivie d'un fredonnement qu'on croit halluciner, sans l'écouter.

Gwen lève le nez. Elle a éclaboussé les chaussures d'un type. Il est recroquevillé contre le devant d'un bar, à mi-chemin entre le déluge et l'intérieur confortable. Elle le regarde. Elle le regarde. Ses yeux se braquent sur lui, sur ce petit animal effrayé par un peu de pluie. Et ça la fait sourire. Ses lèvres s'étirent, doucement, avant qu'un souffle de rire lui traverse la bouche. Il est moqueur, ce rire, il est presque accusateur. Non, il est accusateur. Brume l'accuse. Brume l'accuse de ne pas vouloir goûter un peu de cette majesté du ciel. Elle l'accuse d'être un froussard. C'est presque du mépris, et en même temps, c'est ironique, tout ça. C'est un jugement d'enfant. C'est presque une blague. Presque. Ce n'est pas grand chose complètement, finalement. C'est beaucoup de curiosité, pour réussir à la tenir plantée là, face à lui, en l'attente d'une réaction à sa présence. C'est beaucoup, pour Brume.

Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme des larmes dans la pluie.

J’entends comme un sifflement, ça doit être le vent.
Oh mais attends ! Ça chante, là, non ? Mon ouïe me ment surement.
Clap. Clap. Clap. Et ça, c’est quoi ? C'est moi ou quelqu'un s'amuse à sauter dans les flaques ?

Il y a du mouvement. Il y a quelqu'un qui bouge, qui s'agite. Il y a quelqu'un qui vit, et ce malgré la pluie. Peut-être même que c'est quelqu'un qui se réjouit de l’intempérie ?
Ça se rapproche, ça s'active et puis SPLASH ! Ça m'asperge. « Ah ! » Un cri de surprise et d’effroi m’échappe, et une moue dégoûtée vient tordre mon visage. Je secoue mes chaussures mais rien n'y fait : elles sont trempées. Je commence même à sentir l'eau glacée traverser la toile jusqu'à mes pieds.
Je relève la tête et je me retrouve en proie à deux grands yeux qui me fusillent. Ils me jugent, ils m'accusent. Et puis plus bas je vois un sourire qui s'étire sur un visage tout blanc. Un rire en sort, soudain. Un rire qui est loin d’être gentil. J’ouvre la bouche pour protester lorsqu’une grosse voix m’interpelle de l’intérieur du bar : « Oh, le Chat, va falloir faire un choix. Tu nous fatigues, là. »
Je me retourne vers le tavernier, l'air désolé. Il aboi fort et il montre les dents, mais je sais que dans le fond il est loin d'être méchant. C'est juste que ça fait un peu trop longtemps que le froid mordant rentre dans le bâtiment à cause de moi, ça commence à faire râler les clients. J'hésite encore quelques instants. Je zieute du coin de l'œil la Bizarrerie qui me dévisage en riant, et je soupir avant de claquer la porte. Résigné, dos au mur et les pieds tout mouillés, me voilà face aux intempéries et à l’Âme vagabonde.

« Tu devrais rentrer et te sécher au lieu de te moquer de moi. Je suis sûr que tu vas prendre froid vu ton état. »

Les yeux clairs ne quittent pas leur cible. Le garçon est surveillé, détaillé, avec une curiosité affamée. C'est intéressant, les gens, c'est toujours intéressant. Parfois pas. Mais celui-là. "Le chat", elle entend qu'on l'appelle. Un félin, alors? C'est vrai. C'est pour ça. Gwen ne perd pas son sourire devant la réplique sèche qui lui est lancée. Drôle d'idée, une réponse aussi sèche quand l'air est si mouillé. Mais Brume sait, elle n'est pas tendre, comme ça. Elle n'a pas l'air. Elle fait presque peur quand on l'approche.

Une fois entre ses bras, c'est autre chose. Mais devant. Face à cette Brume indéchiffrable, qui le sait mais n'y peut que peu de chose. Elle hausse les épaules, comme ça. Son sourire s'estompe en quelque chose de beaucoup plus sympathique. Pas chaleureux, mais ce n'est plus dans les nuances d'une moquerie bête et méchante. Elle est là, plantée dans la flotte devant un bar, et elle essaie de comprendre. Les aiguilles des montres qu'elle ne porte pas se suspendent un peu. Sa main passe dans ses cheveux bruns, remuant les mèches et les épis sculptés par l'eau du ciel.

L'argument était banal. Mais touchant. Ce grand chat lui conseillais d'éviter la maladie. Les douleurs du corps, les secousses des poumons et le cerveau qui s'émiette au rythme de la fièvre qui frappe les tempes. C'était raisonné, comme argument. Bien sûr. Bien sûr. Mais la raison, après tout...
Brume ramène son regard perdu dans les briques des murs sur l'oeil du garçon. Elle lui attrape les doigts, enroule les siens, froids et dégoulinants de pluie dans sa paume. Ca n'allait pas lui plaire, cette sensation. Ses yeux s'enfuient, ne l'observent plus. Elle a vu. Elle tire doucement sur sa main.

_Viens avec moi, plutôt, sac à puces.