Habituellement aérienne, légère, volatile, Penny était à cet instant, tristement clouée au sol, au milieu d'une foule dense qui l'entourait et ne lui permettait guère de se mouvoir à sa guise. Dans une telle atmosphère, elle se sentait oppressée, le contact de ces corps inconnus, étrangers, la rendait mal à l'aise, comme si elle étouffait, suffoquait, comme si elle se noyait et manquait d'air. Elle avait cet étrange besoin vital d'être seule, de pouvoir bouger comme elle le désirait, de pouvoir enfin sentir la brise légère sur sa peau pâle.
Elle détestait la foule, cet étrange mouvement de masse qui rassemblait une multitude de personnes en un point fixe. Ou peut-être était-ce l'inverse. Peut-être la foule ne l'aimait-elle pas. En effet, pour la malmener à ce point-là, incessamment, sans relâche, il devait bien y avoir une certaine rancœur qu'elle ne comprenait pas. La foule se rassemblait subitement, sans signes avant-coureurs qui auraient pu permettre à Penny de prendre ses jambes à son cou loin de là, parfois l'attroupement était causé par l'apparition d'un orateur qui interpellait et séduisait par son éloquence et sa prestance, d'autres fois, c'était pour admirer un objet rare dans la vitrine d'un antiquaire. Peu importait, aux yeux de Penny. Seul l'intéressait le sentiment de liberté lorsqu'elle s'éloignait de ces groupements, lorsqu'elle courrait jusqu'à la plage ou encore lorsqu'elle flânait dans la forêt ...
Une personne se déplaça très légèrement sur le côté, laissant à la jeune fille – ou était-elle plutôt une jeune femme ? – le loisir de bouger doucement ses membres engourdis. Elle, qui aimait courir à en perdre haleine, elle ne supportait pas l'immobilité, le fait de piétiner, de ne pas pouvoir respirer l'air pur de la nature environnante. Bizarrement, c'était le contact humain qui la gênait le plus, même si, malgré tout, elle avait quelques amis.
Elle n'hésita pas une seconde, dès que la personne se fut décalée, elle s'élança, et quitta l'amoncellement formé de ces trop nombreuses présences humaines. Il ne lui fallut faire que quelques pas pour enfin pouvoir se sentir mieux, plus légère, comme si le poids qui la retenait était parti et que le retour à la surface était finalement plus aisé. Un sourire traça son chemin sur ses lèvres et illumina son visage poupin. Elle remua ses poignets endoloris par la trop grande crispation dont elle avait fait preuve à peine quelques secondes plus tôt.
Pas un seul instant Penny ne tourna la tête pour regarder derrière elle si les quelques coups de coudes qu'elle avait donné çà et là avaient exaspéré ces personnes. Jeter un coup d'œil par-dessus son épaule, revenait à accepter le fait que l'avis de ces parfaits étrangers l'intéressait, ce qui n'était pas le cas. Elle avait déjà oublié les instants cauchemardesques où sa peau était en contact avec des corps chauds et inconnus. Tandis qu'elle marchait, ses yeux bruns se portèrent vers le ciel, les nuages formaient des ombres qui l'intriguaient. En certains endroits, l'on aurait dit un dragon crachant des flammes, mais si l'on abordait ces formes sous un autre angle, on pouvait aisément penser qu'il s'agissait d'un simple lapin inoffensif. Aux yeux de Penny, les nuages étaient comme les personnes. C'était ce qui les rendait intéressants. Ils étaient changeants selon les situations et les yeux qui les observaient. Ils n'étaient jamais fixes. Ils pouvaient aussi bien être beaux que laids.
Elle avait atteint la forêt sans même s'en rendre compte, ses pieds avaient tendance à la porter sans que sa volonté ne suive complètement. Elle voulait toujours découvrir de nouveaux recoins, pour avoir d'incessantes surprises et des yeux neufs sur chaque chose, chaque endroit. L'endroit était clair, elle s'allongea dans l'herbe qui chatouilla ses pieds nus, après avoir passé quelques instants à fixer le ciel tout en sifflotant une douce et légère mélodie, ses paupières vacillèrent et finirent par se fermer.

"To blackness above you
And death beside me"

Y'a le Soleil, quelque part, qui la réveille. Son lit est sec mais lui colle à la peau, quelques feuilles et de la mousse, la trace de l'écorce le long de son bras, une douleur contre la tempe. C'est que mère nature, elle est bien douce, elle est bien bonne, mais elle n'a rien d'un plumard. Les fourmis et autres insectes lui gambadaient dans les pattes, si bien qu'elle s'est levée, qu'elle a couru entre les arbres, avec sa tignasse brune qui chatouille le vent, grattant sa tête comme si une armée d'araignées y avaient élu domicile. Brume panique, au réveil, à peine les yeux ouverts, elle plonge dans sa frénésie, et la tête dans la rivière.

L'eau est claire, par miracle. Elle démêle ses cheveux avec les doigts et puis relève la tête. La fraîcheur sur ses épaules. On dirait qu'enfin, elle aperçoit le soleil. Elle reste un moment assise à genoux au bord de l'eau. La lumière l'inonde quand l'eau dégringole dans son dos. Elle respire fort, elle sourit doucement au jour qui la berce depuis quelques heures, finalement. Même ses yeux sombres ont l'air de briller, envahis par un rayon trop bien placé, ils s'illuminent d'une couleur qu'on ne leur soupçonne pas.

Elle se remet en route, à vrai dire elle rebrousse chemin, emmène ses pieds dans des détours et des pirouettes jusqu'à entendre d'autres craquement que les siens. Alors elle s'arrête, Brume, elle se fait silence. Elle se cache derrière un tronc, comme font les enfants. Et elle regarde passer cette drôle de silhouette, cette gamine qui siffle, qui pue la liberté rien qu'à la regarder. Gwen est terriblement jalouse, étrangement. Finalement, elle a cette liberté aussi, mais c'est une liberté forcée, artificielle. Cette gosse a encore tout ce qu'elle n'a plus: l'innocence. L'ignorance de la réalité et de toutes ces conneries d'adulte. Nausée.

Le volatile s'est couché par terre. Le tout est de ne pas le faire s'envoler. Du bout des pieds elle avance, elle veut regarder de plus près, sans trop y réfléchir. Elle veut juste la regarder, cette gamine. Elle se penche au-dessus d'elle, le regard fixe, les cils immobiles. L'eau perle encore au bout de ses cheveux bruns, chute jusqu'à son visage. Mais Brume ne vacille pas. Brume ne s'échappe pas. Brume l'enveloppe de toute sa présence pesante. Elle l'enlace de force dans tout son brouillard, là debout au-dessus d'elle.

L’enfant avait calmement fermé ses paupières, accordant sa confiance à l’environnement qui l’entourait pour la protéger. Protéger de quoi ? De la foule, de cette masse qui l’avait étouffée plus tôt. Elle comptait sur les arbres creux pour former une barrière, une muraille qui repousserait toute tentative d’invasion ennemie. Leur ombre couvrait le corps du volatile, l’enveloppait dans une douce fraîcheur malgré le soleil doux qui lançait ses rayons dans la forêt. Elle s’était recroquevillée, comme si elle avait enfin trouvé le confort longtemps cherché d’un nid douillet. D’un point de vue extérieur, elle semblait dormir profondément, comme un enfant qu’on aurait longuement bercé d’une chanson ou d’un conte. Cependant, en son for intérieur, elle était parfaitement éveillée, ses pensées bouillonnaient dans son esprit, son imagination prenait un crayon de toutes les couleurs et traçait des paysages tous plus beaux les uns que les autres, fantastiques même. Des lieux qu’elle aurait aimés explorer de suite. Un sourire commençait même à s’esquisser sur ses lèvres de petite fille en passe de devenir jeune fille.

Seulement, cet instant de bonheur à l’état pur dans la solitude la plus complète toucha à sa fin quand, sans bruit, Penny sentit que quelque chose était différent, quelque chose avait changé. Elle commença à sentir un regard pesant s’appuyer, se prolonger sur elle. Elle ne voulait pas rouvrir ses paupières, peut-être n’osait-elle pas, de peur de se retrouver confrontée à une foule dense qui l’étoufferait sous une étreinte mortelle. Peut-être le regard partirait-il de lui-même et la laisserait retourner dans son état d’innocence totale … Elle attendit. Se faisant, son souffle changea, il était plus saccadé, bien moins naturel et tranquille. La présence devait avoir compris que le volatile n’était pas, ou plus, endormi, à moins que celui-ci ne soit plongé dans un interminable cauchemar.

Au bout d’un certain temps et bien malgré elle, ses paupières s’ouvrirent brusquement, la soudaine luminosité picota légèrement ses iris. Ses yeux se portèrent sur celle qui l’enserrait de cette étrangement forte étreinte qui pourtant n’était que le produit d’un regard prolongé. Il s’agissait d’une fille. Elle ne voyait pas bien son visage, à cause du soleil qui l’éblouissait encore un peu, mais sa crinière brune, encore mouillée en certains endroits lui fit penser au brouillard : envahissant, sombre, humide. Penny la fixa en retour, dans ses prunelles se lisait une certaine incompréhension, pourquoi elle, pourquoi maintenant alors qu’elle profitait de cette solitude apaisante ? D’une voix timide, tachant d’atténuer les accents de peur qui pouvaient toutefois transparaître, elle demanda simplement : « Oui ? »

Sous les paupières, on voit les iris gigoter. S'agiter, nerveusement. Gwendolyn sourit, un peu. Elle sait que c'est sa présence seule qui provoque cette anxiété irraisonnée. Oui, et elle y trouve un certain plaisir. Après tout, c'est ce qu'elle fait. Dès que le sommeil fait place, c'est là qu'elle intervient avec tous les pouvoirs. Mais le jour, elle n'est que mirage du cauchemar. Spectre bien loin de là où il appartient.
Le volatile somnolait, ne somnole plus, est bien conscient, bien dérangé, respire fort, on voit son petit cœur soulever sa poitrine, par à coups, comme un petit pic-vert qui frappe sous la poitrine.
Et Brume est là. Elle se tient là, les bras tombants. Son regard brun est fixe, c'est à peine si elle cligne.

Elle ouvre les yeux, l'enfant. Elle sourit, Gwen. Tout doucement, avec une tendresse falsifiée, la tendresse avec laquelle on regarde les gosses qui ne sont pas les siens, elle écoute et puis elle se penche, elle vient s'accroupir juste à côté d'elle, ses mains la retiennent, les ongles dans la terre. Brume s'approche, très près de son visage, de son oreille. Elle chuchotte.

-"Les oiseaux, ça s'enterre en plein ciel."

Ce que la gamine ne sait pas c'est que ces mots ne sont pas vraiment les siens, qu'ils viennent d'un livre quelque part, un jour, un temps, lointain. Que c'est ce qu'elle a pensé en la voyant affalée entre les troncs. Que si elle veut, elle pourra l'y enterrer sans problème.

Une fois que Penny s’était adressée à la Brume, elle avait attendu avec anxiété le mouvement des lèvres de son interlocutrice, il y avait quelque chose dans la présence de cette dernière qui la mettait mal à l’aise, l’apeurait presque. Peut-être était-ce à cause du fait que son regard lui avait donné la désagréable impression d’être transpercée, d’être complètement mise à jour, d’avoir été observée jusqu’au tréfonds de son âme sans la moindre possibilité de se cacher. La fille se tenait devant elle, elle souriait, la tendresse se lisait sur ses lèvres. Même si l’oiseau ne voulait pas tomber dans le panneau, elle y croyait, elle sentait une certaine gentillesse se dégager de celle qui lui faisait face, à elle qui était toujours allongée sur l’herbe.

Elle se redressa, s’assit, tandis que la Brume se penchait avec lenteur vers elle, elle s’approcha tout près de son visage de son oreille, Penny n’osait bouger d’un pouce, si elle le faisait, peut-être, par maladresse,  sa peau entrerait-elle en contact avec cet étrange brouillard … « Les oiseaux, ça s’enterre en plein ciel. » Les yeux de l’oiseau s’écarquillèrent, ses plumes frémirent. Elle ouvrit doucement la bouche et laissa échapper un inaudible soupir. Qu’est-ce que ces étranges paroles voulaient dire ? Elles étaient mystérieuses, elle n’en comprenait pas le sens, devait-elle se sentir menacée ? C’était, en cet instant, l’illustration de la raison pour laquelle Penny préférait la solitude à la compagnie. L’interrogation constante sur les sens des mots …

Alors que le visage de son interlocutrice était toujours aussi près du sien, le volatile tourna la tête : « Et la brume disparaît quand vient le soleil. » C’était ce qu’elle avait trouvé de mieux pour rétorquer, souligner le côté éphémère de chaque chose, surtout de la personne à laquelle elle s’adressait et dont toute l’apparence lui rappelait l’obscurité, la pénombre … En se donnant un élan de ses bras, elle se leva avec une légèreté que lui permettait sa petite taille. Elle se tourna vers la Brume toujours accroupie, et malgré la peur que celle-ci lui inspirait, elle fit le geste de lui tendre la main. « Penny. » Il semblait qu’elle économisait ses mots, elle les gardait précieusement pour elle, afin que l’autre ne la connaisse pas trop, elle ne voulait pas ressentir une nouvelle fois cette sensation d’être comme un livre ouvert, trop accessible, trop lisible.

Quand vient le soleil. Oui, c'est vrai, c'est vrai que cette chaleur douce rend sa peau désagréablement tiède, que les rayons lui transpercent les yeux comme des éclairs permanents. Chaque matin, le jour l'assomme, l'anesthésie, la shoote plus qu'elle ne l'est, l'enferme à double tour en elle même. Plus vulnérable, alors plus agressive, moins patiente, Brume est à vif, comme lorsqu'on se sent mourir ou sur le point de l'être, la peur dans les veines, le souffle trop court.

Gwen toise l'enfant, son sourire si faux a des airs de dessin de craie sur le tableau noir, il s'efface en laissant une trace sur son visage. Penny lui tend la main, amène son nom. La brune se serait relevée à la force de ses muscles s'ils n'étaient pas endoloris. Elle attrape les petits doigts qu'elle pense pouvoir l'aider, mais le poids de la gamine ne retient pas vraiment le sien. Elle manque de lui faire perdre l'équilibre, finit par devoir redresser le volatile serviable, plus par réflexe que par gentillesse.

-Gwen.

Une présentation presque en bonne et dûe forme. Jusqu'ici, jamais elle ne s'était présentée si vite à quelqu'un. Elle se demande même si ceux qu'elle a croisé connaissent son nom. En entier. Celui qu'elle donne est un diminutif. Il n'est pas vraiment le sien. Il est celui qu'on utilise, tout le temps, partout, mais il n'est pas authentique. Et ça, personne ne le sait.
La Brume se frotte le visage, inspire à fond, se décale de quelques pas pour atteindre l'ombre d'un arbre, son tronc où elle s'appuie, les bras croisés, sans la quitter des yeux.

-Qu'est ce que tu fais là?

C'est pas vraiment de la curiosité. C'est pas vraiment suspicieux non plus. C'est juste pour parler. Juste parce que d'habitude, ici, à la levée du jour, le bois en a terminé avec ses craquements nocturnes, les arbres s'éteignent et se vident de leur magie dans le sol, en l'attente de la nuit.
Pourtant ce matin il y avait un oiseau à joli bec.

Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, avec une rapidité et une légèreté qui contrastaient étrangement avec l’accélération soudaine des battements de son cœur. Sa petite poitrine se soulevait avec difficulté, et s’affaissait avec une sorte de sursaut. Quelle idée avait-elle eu ! Elle se demandait ce qui lui était passée par la tête, avait-elle seulement réfléchi l’espace d’un instant ? Elle en doutait. En son for intérieur se déroulait un étrange conflit qu’elle tentait tant bien que mal de cacher par un sourire quelque peu tordu. Pourquoi donc sentait-elle un long frisson parcourir lentement son corps entier, du bout de ses orteils jusqu’à la racine de sa chevelure brune ?

La réponse était simple. Penny n’avait pas pensé un seul instant qu’en tendant sa main à la Brume, sa peau était devenue accessible, offerte au contact inéluctable. Sa paume avait recueilli celle étrangère de son interlocutrice qui l’avait par la même occasion déséquilibrée. Des mains fortes la rattrapèrent pour la remettre en place, comme si elle n’était qu’une poupée légère. Plantée face à la Brume, elle se remit lentement de l’abondance de rencontres entre sa peau et le toucher de l’étrangère. Celle-ci lui dit s’appeler Gwen. L’oiseau était presque déçu. Elle trouvait presque le prénom trop chantant pour correspondre à celle qui se tenait devant elle.

Malgré tout, le prénom correspondait bizarrement. Il ne semblait pas complet, comme s’il manquait quelque chose à sa suite. Il paraissait mystérieux aux yeux du jeune volatile, et finalement, elle éprouvait le même sentiment à l’égard de celle qui le portait. « Qu’est-ce que tu fais là ? » La question ramena Penny à la réalité de la situation. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Elle avait couru pour échapper à la foule, elle s’était enfuie pour échapper au contact avec autrui. Elle avait fui mais elle s’était faite rattrapée par le brouillard qui lui faisait face à cet instant précis. Elle cherchait ses mots, à une question si simple, elle hésitait, ne sachant guère quoi répondre. Pourquoi pas la vérité ? Ses yeux se promenèrent autour d’elle, durant quelques secondes elle oublia Gwen qui se tenait près d’elle. Elle aurait voulu s’envoler, chatouiller les nuages et observer le monde vu d’en haut. « Je suis venue ici pour rêver. » Répondit-elle d’un air absent. Son regard brillant et souriant se reporta sur la Brume. « Cet endroit est idéal pour ça. » La lumière du matin éclairait l’endroit comme s’il était issu d’un lieu magique. Les arbres creux formaient une sorte d'abri qui rendait le coin des plus rassurants. « Et toi ? » Elle se demandait si Gwen rêvait aussi, ou si elle se contentait simplement de se laisser envelopper par sa propre Brume.